la concurrence des souvenirs

Par où commencer ? Comment faire le tri ? J’ai tant de souvenirs à accoucher. Par ordre d’importance ? Par ordre chronologique, ce serait plus simple à suivre, mais moins original. Et l’originalité, il va m’en falloir : tout le monde écrit sa vie, aujourd’hui. Ses mémoires, son autobiographie. Même les grands auteurs, cette rentrée, ont tous pondu un livre sur leur père ou leur mère. Pour désacraliser les parents, peut-être ?

Mais pourquoi écrire, au fond ? Pour moi ? Pour les autres ? Pour ma famille, ou pour ceux qui voudraient comprendre ? Ce ne sont que mes souvenirs, ils se confronteront forcément à ceux des autres — ceux qui ont vécu avec moi. Et comme personne n’est jamais d’accord dans cette famille… La bienveillance n’y a jamais régné. C’est même tout le contraire, malgré ma mère, qui prétendra le contraire. Elle, elle aspire au calme, elle fuit les conflits, ne prend jamais parti. De cette façon, elle croit préserver une paix apparente, fragile, factice.

Ma grande sœur, qui n’est plus là, aurait sans doute validé la plupart de mes souvenirs. Ensemble, nous avons souvent tenté de reconstituer le puzzle de notre enfance. Il faut dire que ma mère nous a raconté 330 versions de sa vie — difficile, dans ces conditions, de recoller les morceaux. Mon frère, lui, avec le temps, a fabriqué d’autres souvenirs. Des siens, des différents.
Et puis il y a le père, bien sûr. Dans toute famille traditionnelle, il y en a un. Sauf que celui-là, plus personne ne lui parle depuis quarante ans. Sauf moi. Parce que j’ai toujours ressenti le besoin d’aller fouiller pour découvrir la vérité.

J’avais neuf ans quand mes parents ont divorcé. Je voulais connaître mon père par moi-même, coûte que coûte. Et croyez-moi, ça m’a coûté cher. Cet homme est abject. Aujourd’hui, il serait probablement en prison. Un jour, chez un thérapeute, j’ai tenté de raconter ce que mon père faisait subir à ma mère pour satisfaire ses fantasmes. La perversité n’a jamais eu de limites chez lui. C’est difficile de trouver les mots justes. J’étais une enfant. Mes souvenirs sont parfois flous, fragmentés : une émotion, une image, des larmes sur les joues de ma mère, un inconnu qui sonne à la porte avec une photo d’elle nue à la main…
Quand j’ai fini de parler, le thérapeute m’a demandé : « Vous êtes sûre ? »
Je l’ai très mal pris. Quelle question ! Quel intérêt aurais-je à inventer « ça » ? Comment expliquer la perversité dans laquelle j’ai baigné toute mon enfance ?

Écrire ces souvenirs, les pires comme les lumineux, m’aide à mettre de l’ordre dans mes pensées, entre ce que j’ai vécu, ce que j’ai rêvé, et ce qui m’a été révélé en chemin lors de longues méditations. Je pourrais les garder pour moi. Mais les livrer au grand jour, c’est un acte militant. Pour rendre justice à ma mère, à ma sœur. Pour ne plus avoir honte de là d’où je viens. Pour exposer les rouages d’une époque, ceux d’une société engluée dans ses silences, ses dogmes, ses hypocrisies et pour épingler également les complices, membres de cette même famille, qui ont permis à mon père de vivre bien tranquillement, jusqu’à aujourd’hui.